LES  FUSI

LLES DE

  COLLERET

 

MAUBEUGE, LE 04/05/1918

Récit de Georges DUBUT

 

Ce matin à 10h [le 04/05/1918], tandis que les gendarmes boches interdisaient aux passants l'accès à la porte de Mons, un peloton fusillait dans les fossés des remparts trois héroïques habitants de Colleret: Marcel Géhin, 22 ans, Jules Nicolas, 32 ans, tous deux célibataires, et Eugène Debruxelles, 42 ans, père de trois enfants.

 

Le 24/11/1917, Marcel Géhin avait ramassé dans une prairie, auprès de sa maison, un léger panier d'osier suspendu à un ballonnet rouge et contenant un pigeon voyageur, un numéro du petit Parisien, un questionnaire à remplir, émanant de l'autorité militaire française, un tube d'aluminium et un dessin indiquant la façon de remettre le tube dans le porte-dépêche suspendu à la patte de l'oiseau. Le soir même, aidé de ses amis, Jules Nicolas et Camille Vignon, jeune évacué de Saint Quentin, il rassembla les renseignements qu'il pouvait donner et le lendemain le pigeon fut remis en liberté. Les amis s'étaient juré le secret; malheureusement le journal français passa de main en main, un autre pigeon tomba dans la commune et fut tué. Quelques indiscrétions mirent en éveil la méfiance allemande et les arrestations se multiplièrent dans le village. Une vingtaine de personnes furent incarcérées (1), tant dans les prisons d'Hautmont que dans celle de Maubeuge, et furent livrées, sans défense, à tout ce que peuvent inventer la méchanceté et la haine. Après un premier interrogatoire, un des prévenus, Jules Houssin, conseiller municipal, ne se sentant pas la force d'en subir un second, se pendit dans sa cellule. Un jeune étudiant, Eugène Féron, qui avait un jour rencontré les accusés sortant du tribunal militaire de la rue de la mairie, m'assurait qu'il ne pourrait jamais oublier les yeux égarés et l'expression d'indicible souffrance de ces malheureux. Il est d'ailleurs de notoriété publique qu'on ne peut passer devant ce tribunal maudit sans entendre des cris et des gémissements, les interrogatoires n'allant jamais sans injures, menaces, coups de cravache ou de crosse de fusil.

 

Les prisonniers de Colleret attendirent jusqu'au 20 avril pour être fixés sur leur sort; ils subirent alors une parodie de jugement rendu par douze officiers siégeant à la kommandantur de Maubeuge. en plus des trois victimes fusillées ce matin, la peine de mort fut aussi prononcée contre Marthe Géhin, la sœur de Marcel. leur mère, Madame Géhin, Camille Vignon dont les seize ans avaient sauvé la vie, M. et Mme Maufroid, furent condamnés à 15 ans de prison. La peine de Marthe Géhin fut commuée en travaux forcés et la population qui suivait anxieusement les phases de cet horrible drame, espérait que les condamnations à mort ne seraient pas ratifiées par le grand Etat-major allemand. Il n'en fut rien et le 3 mai, Géhin, Nicolas, et Debruxelles, réunis pour la première fois, se trouvaient dans un local au-dessus de la porte de Mons, quand on leur apprit qu'ils seraient exécutés le lendemain. Un seul cri de défi jaillit de leur poitrine: "Vive la France".

 

A la caserne F (Joyeuse) où ils passèrent leurs dernières heures, ils purent être un peu réconfortés par les agents de police Noireau, Malbrancq et Philippe qui leurs apportèrent des vivres dus à l'initiative du commissaire Parsy et à la compassion des habitants. La mère et la sœur Géhin lui rendirent visite et l'on devine ce qui se passa dans le cœur de ces braves gens qui se raidissaient pour se cacher mutuellement leur désespoir. Le juge allemand ayant réclamé un prêtre, à 6h du soir, M. Blaugy, vicaire de la paroisse, se rendit auprès des prisonniers et les confessa. Il eut à peine besoin de les encourager tant il les trouva résignés, Nicolas surtout, si lucide qu'on aurait pu oublier, el lui causant, le terrible sort qui l'attendait.

 

Resté seul, les condamnés employèrent leurs dernières minutes à écrire à leurs parents des lettres (2) qui témoignent à quelle grandeur d'âme peuvent atteindre de simples paysans quand l'amour de la Patrie et de la famille les soulève.

 

Puis ce fut M. l'abbé Blaugy qui, ce matin, leur porta la communion. Jean Willemin l'accompagnait et m'a donné un récit tout empreint de l'émotion que cette dernière entrevue lui a laissée : "Il est 6h 1/2 du matin. Nous arrivons à la caserne. Dans un bâtiment, qui avait servi de réfectoire aux troupes françaises, se trouvent les trois condamnés. Un autre civil et quelques allemands sont détenus dans la même salle. Au moment où nous entrons, Jules Nicolas et Marcel Géhin soutiennent Debruxelles qui est malade et qui subit les plus cruelles tortures morales à la pensée de laisser des enfants en bas-âge. Les deux jeunes gens le déposent sur un mauvais grabat et viennent s'agenouiller près de la table où est posé le Saint-Sacrement. On commence alors les prières liturgiques, Nicolas lisant d'une voix ferme avec M. Blaugy. Les condamnés reçoivent la sainte communion et, par la voix du prêtre, font généreusement le sacrifice de leur vie. On récite encore quelques prières, puis M Blaugy se lève et leur demande de les embrasser au nom de leur famille. Tous deux, nous recevons cette suprême étreinte. La pensée des chers parents auxquels ils ont été arrachés cause aux pauvres victimes un moment de défaillance. Des larmes sillonnent leurs joues et nous sommes obligés de nous maîtriser pour réconforter ceux qui sont aux portes de l'éternité.

 

Jules Nicolas remet alors les lettres d'adieu à M. Blaugy; il exprime ses dernières volontés et celles de ses compagnons d'infortune : que les corps soient ramenés à Colleret (tout cela avec un héroïque sang-froid) et nous donne une dernière poignée de mains en disant ces simples mots : "c'est pour la France ". Encore une fois M. Blaugy bénit les condamnés, puis nous partons sans jeter nos regards en arrière, trop émus pour ajouter une parole."

4 mai 1918. Signé: un témoin oculaire, Jean Willemain, sacristain de la paroisse St Pierre à Maubeuge.

 

Pour se rendre sur les lieux de l'exécution, les prisonniers durent gravir, nouveau calvaire, le grand escalier de bois qui se trouve près du rempart, entre la caserne d'artillerie et la caserne Joyeuse, puis en descendre un autre qui les conduisit dans les fortifications, ai pied d'un mur, où trois poteaux avaient été préparés.

 

Parmi les autorités allemandes qui assistèrent à l'exécution, se trouvaient le juge Rodof, plusieurs officiers et le docteur Besser, médecin-chef de la Kommandantur. Les corps, après avoir été mis en bière par les soldats et chargés sur un camion, ont rejoint, par les remparts, sur la route de Pont-Allant, puis le cimetière de Maubeuge où ils ont été inhumés dans une nouvelle annexe, à proximité des tombes de St Quentin et des prisonniers de guerre.

 

L'autorité allemande ne permit pas le transfert à Colleret des corps des suppliciés et pendant trois jours les abords de leur fosse ont été sévèrement interdits. Le 7 mai la municipalité put enfin faire déposer des couronnes sur les tombes qui depuis furent toujours fleuries. Quant aux lettres remises à M. Blaugy, un policier allemand les lui enleva et les familles n'en eurent connaissance que deux mois plus tard.

 

(1) noms des personnes arrêtées de décembre à mars: M. et Mme Pierre Pontet, concierges du château de Branleux, M. et Mme Albert Suzant, Victor Suzant, M. et Mme Julien Maufroy, MM René Walty, Letoret, Mme Lagneaux, M. et Mme Gustave Géhin et leurs enfants Marcel et Marthe, M. Eugène Wibaux, Jules Nicolas et Mme Gustave Géhin, M. Camille Vignon, MM Debruxelles père et fils, Jules Houssin.

 

(2) Lettre d'Eugène Debruxelles à son épouse: "Chère femme, chers parents. Aussi bien que moi vous savez que je suis innocent. je vous demande en grâce d'avoir soin de mes pauvres petits enfants. N'oubliez pas de leur faire connaitre ce qu'était leur père. Chère femme, vous savez mieux que tout autre ce que j'étais pour vous. Dites à mes sœurs de ne pas oublier mes vieux parents. Moi, je vais mourir en chrétien, j'ai eu la visite d'un prêtre et j'ai fait mon devoir. Pour élever mes chères petites, j'aurais été insuffisant car je suis paralysé des deux bras depuis plus de six semaines. On doit me donner à manger; mes bras sont complètement desséchés. Mettez toutes nos affaires en ordre. Dites à M. D.. la lâche trahison qu'on a faite contre moi; qu'il ait pitié de vous et des enfants. Chère femme, chers enfants, chers parents, je vous embrasse ainsi que toute votre famille et je vous dis adieu à tous pour toujours. Priez pour moi. Votre mari, père et fils qui vous aimait tendrement." Signé : Eugène Debruxelles.